1L’histoire des concepts s’inscrit dans la durée, mais l’on est souvent confronté, dans le domaine qui nous intéresse, à un véritable trou noir. C’est en particulier le cas de celui de «hiérarchie». Le mot, délaissé, jugé obsolète par l’histoire de la sociologie moderne qui lui préfère des termes plus techniques, comme «stratification sociale», a pourtant une riche histoire [2]. Le mot hierarchia apparaît dès la latinité tardive dans un champ sémantique particulièrement chargé aux côtés d’autres termes (functio, gradus, cursus, honor, locus, ordo, persona), mais ses occurrences connaissent une véritable explosion au tournant des années800, quand se diffuse le corpus dionysien, dans ses différentes traductions, mais aussi dans les dérivés du texte que sont les commentaires du corpus. L’œuvre du néoplatonicien chrétien, sans doute actif en Syrie dans les années480-500, connu sous le nom de Pseudo-Denys l’Aréopagite, que le Moyen Âge a confondu avec l’évêque chrétien martyr, est constituée de cinq livres: la Hiérarchie céleste, la Hiérarchie ecclésiastique, les Noms divins, la Théologie mystique et un recueil de dix lettres. La connaissance de cet ensemble n’est pas antérieure à la seconde moitié du VIIIesiècle. Traduit par Jean Scot en840 dans une version qui s’impose jusqu’au XIIesiècle [3], il fait référence tout au long du haut Moyen Âge latin, dans les correspondances de Fulbert de Chartres, chez le quatrième abbé de Cluny, Maieul, chez Adalbéron de Laon, puis le mot est repris au XIIesiècle par les théologiens et les compilateurs, chez Jean de Salisbury notamment [4], Grosseteste, et de nombreux écrivains anonymes, enfin au XIIIesiècle chez Thomas d’Aquin, Pierre Jean Olivi [5]. Le mot «hiérarchie», synonyme de «gradation», présente un avantage: il est vite devenu polysémique. Il désigne autant chacune des trois divisions des anges que l’autorité suprême, le corps des ecclésiastiques et le corps des personnes rangées par ordre de classe [6]. À un moment surtout où la notion d’élite, de hiérarchisation des élites est en débat, la triade dionysienne a d’incontestables effets sur les représentations sociales. Elle offre en effet une opportunité de penser l’intégralité du social, elle offre une théorie globale, «permettant d’appréhender les harmonies communes au céleste, au terrestre et au cœur humain; en d’autres termes, de conjoindre une cosmologie, une sociologie et une psychologie» [7]. L’ensemble du créé est régi par une logique d’activité qui permet de s’élever du Créé vers l’Incréé. Les hiérarchies céleste et ecclésiastique sont organisées de manière hom*ologique. Une dynamique joue un rôle majeur et articule ce mouvement double (progression et rétrocession) qui permet de solidariser, d’unir tous les termes de cette relation: une théorie résumée dans une formule: reducere per media ad unum [8]. Elle impose les nécessaires médiations dans la communauté ecclésiastique.
2Les jalons de cette transmission commencent à être bien connus grâce à de remarquables travaux d’histoire de l’Église, et notamment ceux de Dominique Iogna-Prat [9]. Restait à débrouiller l’écheveau jusqu’à la fin du Moyen Âge, en identifiant de nouveaux relais. Qu’induit le passage du latin au français? Jusqu’au XIIesiècle, existe un rapport «mimétique», comme dirait René Girard, entre le latin et la théocratie pontificale, théocratie telle qu’elle est éclairée dans les structures dionysiennes, vrai modèle pour la société. En quoi cette structuration hiérarchique dionysienne, une fois sortie de la matrice ecclésiastique, a-t-elle pu s’imposer comme une grille de lecture et d’écriture pour penser le social au Moyen Âge tardif? Cette dynamique globale (la loi de divinité) qui fait descendre tout de Dieu et tout remonter à Lui a une fonction unificatrice à travers les distinctions [10]. De l’Église à l’État, de la prêtrise royale à la royauté sacrale, des phénomènes de substitution et d’interaction se sont multipliés. La cour est devenue, au cœur de la réflexion, une préoccupation essentielle des intellectuels clercs et laïcs [11].
3Nous éclairerons ce parcours à la lumière d’un auteur, et même d’un texte qui n’a pas connu une réception extraordinaire, mais qui est à lui seul comme le réceptable de traditions multiples, parmi lesquelles on compte justement le Pseudo-Denys. Il s’agit du Songe du Viel Pelerin de Philippe de Mézières, écrit en1389. Pourquoi un retour inopiné du Pseudo-Denys à la fin du XIVesiècle? Quels enjeux à la fois critiques, philosophiques, historiques, sémiologiques et linguistiques expliquent-ils ce retour? En quoi la personnalité de l’auteur, les jeux d’influence, le carrefour intellectuel, les circonstances historiques l’ont-ils déterminé? Quand et comment le mot «hiérarchie» s’est-il imposé? Au XIVesiècle, la moralisation fait son entrée en force sous la forme des miroirs des princes. Le Songe a été considéré comme tel. Mais pourquoi l’exclusivité chez lui de ce réemploi? Quelles modifications Mézières a-t-il apportées au modèle primitif? Quels termes celui de «hiérarchie» a-t-il remplacé dans le vocabulaire de l’élévation sociale? Quels déplacements se sont-ils produits dans les grilles conceptuelles? Nous observerons ces transformations, ces phénomènes de dérivation dans un domaine, celui de la justice et de la régulation sociale des conflits essentiellement. À propos d’une réflexion sur les «hiérarchies de l’honneur», sur la notion de distinction sociale, nous tenterons de répondre à ces multiples questions.
4Le retour du Pseudo-Denys se fait à travers un auteur hors norme. Son parcours à travers le monde de son temps en fait, avant l’époque, un homme situé à la charnière de l’Occident et de l’Orient, un homme qui a vu et raconte – un témoin, en somme, au sens le plus riche du terme. Mézières est comme une très ancienne mappemonde pleine de terres inconnues. Il a beaucoup écrit, énormément même, il a aussi été un acteur important, sinon majeur de son temps [12]: conseiller de six rois chrétiens (sans compter CharlesVI), d’un pape, d’un empereur, chancelier du royaume de Chypre quarante-cinq années durant, inlassable propagandiste de la croisade, de la «grande traversée», créateur jusque dans le moindre détail d’un ordre de chevalerie nouveau, «inventeur» d’une liturgie qu’il établira et qui prendra sa place dans les célébrations chrétiennes reconnues [13], ailleurs combattant fait chevalier sur le champ de bataille; son œuvre écrite est une œuvre engagée, et l’imbrication est presque totale entre l’action menée sur les terrains et dans les conseils. À la fois intégré et excentré, politicien parfaitement assimilé aux réseaux politiques de CharlesV et de CharlesVI, dont il est le mentor, il a des points d’ancrage multiples: l’Orient, l’Europe, Venise surtout [14]. Qu’est-ce qui peut faire réapparaître chez lui une grille de lecture dionysienne?
5Rappelons brièvement le contexte narratif–car cette grille n’est pas un traité! Elle prend forme dans une trame narrative; il s’agit d’un voyage ou d’un pèlerinage allégorique, comme on en rencontre souvent à la fin du XIVesiècle. Ardent Désir (qui fait référence à son zèle pour délivrer la Terre sainte) et sa sœur, Bonne Espérance, guident Vérité, Paix, Justice et Miséricorde à travers le monde, pour qu’elles y examinent l’état moral et spirituel des royaumes et trouvent un endroit propice à forger «les bons besants», chassés du monde par la fausse monnaie des hypocrites en tous genres. Le terme du voyage sera la France, où les Vertus délivrent à CharlesVI, le jeune Cerf Volant, un traité de gouvernement par le biais du jeu d’échecs. Le Songe comporte trois livres, le troisième consacré à l’échiquier et ses 64 cases, qui permet un traitement exhaustif de tous les thèmes de société prêtant à débat. L’introduction des références dionysiennes apparaît au début du second livre quand Vérité accompagné d’Ardent Désir arrive à Paris. Les chambrières installent leurs forges au Parlement: à la droite de la reine, un peu plus bas que les chambrières de la reine Vérité, siège le Blanc Faucon couronné au bec et aux pattes dorés, alias CharlesVI, avec près de lui, plus bas, les grands chasseurs et princes du royaume:
«Or est asavoir que a cestui grant parlement ou consille de la royne Verité, chapitre general et publique consistoire, pour non trouver une acoustumee interlocutoire, et pour parvenir clerement et briefvement a l’examen general et particulier des besans courans ou royaume de Gaule, par le commandement invisible de la royne, accompli en un moment, a la presence de la reginale maiesté, magnificence et reverence des iiidames, xiiordenes par maniere de jerarchies trebles de personnes distinctes du royaume de France, des iiiestaz generaulx, chascun en son degré, se trouverent presens, voire contrains divinalment d’oÿr et d’entendre sans contradiction foraine tout ce que la royne en son consistoire vaudroit determiner.» [15]
6Suit la présentation des quatre hiérarchies des trois états du royaume de Gaule, que l’on peut résumer par le tableau suivant:
7Il convient de faire deux remarques liminaires sur cette grille, l’une d’ordre lexicale, l’autre d’ordre chronologique:
8Dans le manuscrit de l’Arsenal, c’est ordene et non ordre, qui apparaît, alors que tous les autres manuscrits ont ordre. Le mot ordene est synonyme de jerarchie (hierarchie) finalement, comme l’illustre le texte: “ iiiiordenes de personnes notables par maniere de. iiii.jerarchies ”. Ou encore, comme le dit le texte cité plus haut: «xii ordenes par maniere de jerarchies trebles ”. L’apparition de ordene est intéressante: c’est un substantif masculin attesté dans le sens d’ «ordre», mais circonscrit à des acceptions précises [16]: «Congrégation de personnes s’engageant à vivre sous une règle religieuse» (emploi régional, plutôt dans le Nord, 1ex.), également au sens d’ «emblème d’un ordre de chevalerie» (2ex., dont l’un est tiré précisément de la 3erédaction de la Chevalerie de la Passion du Christ de Mézières, 1396), mais surtout les deux exemples les plus importants pour nous réfèrent à l’un des neuf chœurs de la hiérarchie des anges, dans le Mystère de la Passion d’Eustache Marcadé (XIVesiècle, contemporain du Songe): l’ange Uriel s’adresse à Dieu et dit: «(...)Si veulles ung petit condescendre / s’il te plait a nous et entendre / les humbles supplications / des ordenes et des legions / lesquelz tu ordonnas jadis / en ton glorieux paradis.» Ailleurs on parle des «ordenes angeliques». D’emblée on est dans un contexte dionysien avec le choix, l’utilisation concertée d’un mot plutôt que d’un autre, d’ordene synonyme de hiérarchie plutôt que d’ordre.
9Une autre remarque concerne la première apparition du mot «hiérarchie» en français. L’histoire de l’emploi par Mézières du terme «hiérarchie» se fait dans le cadre de la langue vernaculaire, même si sa connaissance du latin ne l’empêche pas d’avoir directement accès aux sources latines. Pour ce qui est de l’emploi en français, Mézières n’est pas le premier. Le FEW (t.4, p.426 a) l’atteste à partir de1332 [17]: il y est question des fleurs (de lys), «les fleurs par qui France a puissance / sont appelees sans doubtance / Science, Foy, Chevalerie. / Ces iii fleurs font une aliance / entr’eulx semblable a l’ordenance / de la souveraine jerarchie». Mais surtout le mot «hiérarchie» apparaît pour la première fois en français dans l’œuvre d’un franciscain du XIIIesiècle, John Peckham, auteur de la Gerarchie (datée de1285) [18]. On relève une dizaine d’occurrences de hierarchie (gerarchie) dans ce texte en prose, court (il couvre deux feuillets) [19]. Ce qu’on peut dire, c’est que le texte de Peckham n’est pas une traduction du Pseudo-Denys: il expose une application de la théorie des hiérarchies à la vie de tous les jours, dans un cadre curial –la société de cour. Peckham s’adresse à la reine Éléanor, femme du roi Édouard, morte en1290; il revient sur l’étymologie: «Le mot de ierarchie est grek, si vaut en franceis autant com compaignie ordeinee seintement et araee par offices.» Le point de vue est intéressant, car utilitariste ou pragmatique: des hiérarchies pour quoi faire? «E si vus, Madame, voléz savoir dunt ces ordres et ces ierarchies servent»; Peckham établit une correspondance entre les hiérarchies célestes et les hiérarchies terrestres: aux trois hiérarchies célestes correspondent trois hiérarchies terrestres, trois «maneres de genz»: ceux qui vivent «tuz jurs a curt», ceux qui «sont tuz jurs hors en lur baillies», enfin «ceux qui vont et vienent»; à l’intérieur de chaque hiérarchie on retrouve le modèle trinaire traditionnel du Pseudo-Denys: ainsi, correspondant respectivement aux séraphins, cherubins, thrones de la première hiérarchie céleste, à l’intérieur de la première hiérarchie terrestre, Peckham distingue parmi ceux qui vivent à la cour ( «sont adeissem*nt a meyson» ), entre ceux qui «plus léaument eyment le Rey», les «sages genz ke mult seyvent de clergie» et les «gens esprouvés en jugemenz et en granz féz»; les premiers sont naturellement ceux qui sont les plus près du roi, comme les séraphins le sont de Dieu...
10Correspondant à la seconde hiérarchie céleste (celle qui est constituée par les dominations, vertus et puissances), apparaissent ceux qui se chargent de mettre en application les décisions prises par la première hiérarchie, un peu comme «li mareschal del ost ke receyt les commandemenz des throsnes et les livre as autres». Mais ce sont moins les distinctions sociales et politiques que les référents moraux qui sont mis en avant dans cette seconde hiérarchie. Il y a ceux qui font avancer le bien, correspondant aux vertus, et ceux qui le «rebotent» [repoussent], correspondant aux puissances. Puis vient la dernière hiérarchie, correspondant aux principautés, archanges et anges; Peckham distingue dans le cadre de cette hiérarchie, terme à terme, les «haus sénéchaus», les «senechaus generaus de pays et baillifs», les «baillifs de château et manoir» [20].
11On voit bien, à travers ces correspondances entre hiérarchies céleste et terrestre, souvent approximatives, que le plan de référence est surtout moral: la conjonction de l’individuel et du social, une des grandes préoccupations du Moyen Âge central, se retrouve dans cette intériorité ordonnée de l’âme, de l’âme en quête des perfections des neuf ordres, qu’elle s’efforce de mettre en son cœur; l’âme ainsi parée sera jerarchizee et le cœur élevé en Dieu. L’auteur, pour reproduire ce mouvement d’ascension bien conforme au flux qui circule à l’intérieur de la triade dionysienne, se sert de termes nouveaux: l’âme ainsi élevée en Dieu, au terme de cette ascension par degré, est «seraphinant, cherubinaunt et thronizaunt». Il s’agit de néologismes [21] qui sont peut-être la traduction de termes latins que l’on trouverait chez Bonaventure et les mystiques, soulignant ainsi le profond ancrage dans les textes vernaculaires de la tradition dionysienne, mais qui constituent de véritables créations lexicales!
12L’analyse du texte de Peckham demande à être approfondie, la relation avec les textes latins précisée [22], mais on peut déjà suivre ou voir se dessiner ce que sera le parcours de la grille dionysienne (avec des vides et des points d’interrogation naturellement). Ce que l’on remarque, c’est que l’enjeu linguistique est capital –le passage du latin au français traduit une utilisation pragmatique du schéma dionysien, dans la sphère sociale et individuelle également. C’est déjà marqué chez Peckham: la Gerarchie est une sorte de miroir des princes, dans la tradition du Policraticus de Jean de Salisbury: la cour est au cœur de la réflexion, mais elle est limitée au cadre curial, celui de la maison royale, c’est une esquisse de moralisation assez maladroite, qui s’adresse au roi et à la reine, à leur «meynee». Si elle présente une topologie sociale et morale qui correspond bien à la finalité utilitariste du Songe, la déclinaison des correspondances dionysiennes est nettement plus importante dans ce dernier, comme nous allons le voir [23].
13Comment justifier cette entrée en force de hiérarchie dans le champ de la distinction sociale, en lieu et place parfois d’autres termes et d’autres grilles? Ce que l’on remarque par exemple chez Mézières, c’est un emploi rare du mot «honneur». Trois sens sont attestés au Moyen Âge: 1.Honneur comme principe d’action qui porte à une conduite digne d’estime (moralement et socialement); 2.Le deuxième sens d’ «honneur» est le «fait d’honorer» («Considération portée à la dignité de quelqu’un» et, par métonymie, «démonstrations, témoignages, marques de respect et d’estime»); 3.Ce qui honore (la dignité d’une charge, d’une fonction, d’un statut social; puis cette charge, cette fonction elle-même, les privilèges qui s’y attachent, plus particulièrement dans la hiérarchie ecclésiastique, mais l’on a, dans l’acception de privilège du duc, du comte, à qui le roi concède un fief, honneur au sens de «fief» lui-même). Chez Mézières on ne trouve que quelques rares acceptions de ces trois sens. Le mot est utilisé pour parler du roi et de la couronne, dans des emplois courants de son temps [24]. Honneur est ainsi rarement utilisé dans son acception courante de «principe d’action» qui porte à une conduite digne d’estime, en dehors de quelques emplois concernant les conduites à adopter par les femmes [25]. Les antonymes, deshonnouré, diffamée, en male renommee, scandalisé, sont pris dans une acception le plus souvent morale [26], on ne trouve pas l’acception «valeur chevaleresque», ni même celle d’ «action d’éclat». D’ailleurs Mézières rejette la littérature chevaleresque, et la comparaison entre Machaut et Mézières est exemplaire [27]. Un des termes les plus frappants de la distinction sociale, qui englobe les modalités de la régulation sociale (vengeance, réparation de l’honneur, estime,etc.), est pratiquement absent du Songe.
14Il y a, en ce qui concerne cette exclusion d’un des sens habituels de honneur, un double paradoxe dans les emplois méziériens: un premier tient à la rareté de l’emploi du terme dans sa valeur habituelle; et un autre paradoxe, c’est que lui qui parle de chevalerie, et qui est plus préoccupé de chevalerie que quiconque dans son siècle, fait l’impasse sur cet emploi. Il faut donc se demander si le fait qu’il soit l’organisateur (il l’est à travers les textes, la création d’un ordre de la passion du Christ, dont il rédige trois versions successives), l’organisateur concret d’un ordre de chevalerie n’explique pas paradoxalement qu’il emploie peu ce mot dans son acception; une sorte de logique paradoxale dans le peu d’emplois d’acceptions classiques; ne parlent finalement de chevaleresque dans son sens habituel que les gens qui ne sont pas concernés, quand ils ont à employer le mot ad usum proprium; comme Mézières est dedans, au chœur de la chevalerie, il n’a pas besoin de le formuler.
15L’argument peut ne pas paraître convaincant, mais ce qui est sûr, c’est que, si le mot «honneur» apparaît peu chez Mézières dans ses emplois traditionnels, il retrouve un territoire dans la foi chrétienne [28], son domaine d’élection, et pas étroitement dans les valeurs chevaleresques; ces mêmes chevaliers, en revanche, sont collectivement au service de la foi chrétienne, car l’ordre de la passion du Christ est au service de la foi chrétienne, et c’est par ce biais qu’il retrouve un honneur collectif, qu’il est réintégré en quelque sorte dans le domaine de l’honneur. À la fois individuellement (exemple de Pierre Thomas) et collectivement (exemple de l’ordre de chevalerie), l’honneur n’a sa véritable place que dans la foi chrétienne. Il n’y a d’honneur finalement, même lorsqu’il s’agit du roi ou de la couronne, que par l’intégration dans la foi chrétienne.
16Les raisons de ce déplacement des références est à chercher dans le cadre de l’utopie méziérienne: la régulation sociale des conflits (liés le plus souvent à l’honneur, par exemple dans le cadre légitimé de la vengeance dans la société médiévale), se fait différemment. Les idées de Mézières sur la paix, l’eschatologie, la croisade... font que l’usage individuel de l’honneur disparaît au profit d’aspirations plus grandes. C’est là que la pertinence de hiérarchie devient opératoire. On pourrait objecter, sur la régulation sociale des conflits, que la croisade est un combat, un affrontement qui ne pourrait pas paraître anodin. On répondra à cela que l’ennemi est hors catégorie, que la croisade n’est pas en soi une volonté de mener des combats victorieux, mais une sorte de restitution de la chrétienté dans son universalité –que ce qui a fait irruption et qui tient Jérusalem est, pour Mézières, le scandale des scandales, une anomalie, anomalie de nature, et qu’après tout le combat de la croisade est le rétablissem*nt d’un ordre divin, qui est naturel [29]...
17Continuons sur cet apparent paradoxe, ou pour le moins étonnant, de l’absence des modalités de la régulation sociale chez Mézières. La question est en fait réglée en amont: Philippe de Mézières plaide pour une société sans litige; elle existe par exemple chez les Bragamains:
«C’est un paÿs la ou les hommes sont d’une singulere condicion moult estrange de tous les aultres de ce monde, car des que le paÿs fu habité, les hommes et les femmes tiennent a la lettre la loy de nature. Il vivent en commun et en tout le paÿs n’a un tout seul povre. Il n’ont nulle vesture fors que celle tant seulement qui leur est de necessité. Leurs maisons sont en cavernes et ne se traveilleroient point pour edifier maisons, et de tous autres labours il ne labourent point fors pour leur necessité estroitte. Il prendent femmes par regle et par ordenance tant seulement pour faire des enfans et, tantost que leurs femmes sont grosses, il n’abitent plus a elles tant qu’elles soient delivrees. Jamais un homme n’iroit a autrui femme ne les femmes jamais ne se meffont. Il n’ont point de monnoye ne il n’acontent riens a or ne a argent. En celui paÿs n’a nulz larrons ne il ne se guetent point l’un de l’autre. Il n’ont entre eulx ne plais ne riotes ne debas et autres plusieurs condicions de merveilleuses vertus, lesquelles je passe pour cause de brieveté. Il ont un roy, non pas pour faire justice d’eulz, car le cas ne s’i offre point, mais il ont leur roy tant seulement pour honnour et reverence, et monstrer une honneste obedience, ne le roy ne fait chose qui leur desplaise ne les subgiés au roy, et briefment a parler, il vivent treshonnestement selon la loy de nature et fait chascun a l’autre a son plain povoir tout ce qu’il vauldroit que on lui feist. Avarice et orgueil et luxure il ont en abominacion. De la mort font paou de conte et aourent un tout seul dieu tout poissant.» [30]
18Un monde sans avocats: Philippe de Mézières appelle cela le respect de la loi de nature. Si le rite «régule» la vie sociale, il prend, dans le Songe, une orientation originale et même radicale, puisqu’il vise à réduire, simplifier, sinon même à rendre inexistante toute forme de conflit! De bons sauvages, sans plus de vêtements que de règles de droit, de pauvreté que de procès. Vérité constate avec regret qu’il ne manque rien à ce peuple, sinon la foi. C’est la raison pour laquelle elle n’y installe pas ses forges. Mais ce retour vers les temps doréz [31] ne laisse pas d’éveiller les inquiétudes de certains. Que deviendront les grands docteurs en droit civil et canon, interroge un avocat, si l’on accepte que l’examen et le jugement des causes soient confiés à des gens simples et laïcs, que «les justes procès inscrits dans la jurisprudence des saints empereurs et dans les décrétales des saints papes soient condamnées et mises au rancart au profit d’une loi nouvelle imaginée en quatre jours!» [32] On pense à Gerson ramenant à une «pure utilité négative» le bienfait des sciences juridiques, accident résultant du péché [33]. Cette mesure radicale n’est pas la seule envisagée par Philippe de Mézières. Il y a, parmi les 64cases de l’échiquier, des propositions qui passent toutes par une simplification ou une réalisation en raccourci des pratiques existantes, mais notre sujet est ici la justice [34]...
19Le modèle du Pseudo-Denys fournissait à Mézières un plus: le monde est un, mais il est organisé selon une hiérarchie, en un ordre voulu par Dieu, comme cela a été dit dans les lignes précédentes: dans le monde céleste, des séraphins et des chérubins proches de Dieu jusqu’aux archanges et aux anges, il existe une longue hiérarchie d’êtres invisibles, et de même, dans le monde visible, la société des croyants s’ordonne en une hiérarchie au sommet de laquelle siègent les évêques. Nous l’avons défini plus haut: dans le Pseudo-Denys toutes choses sont dérivées de leur unique source et y retournent, grâce à une remontée par degrés de l’humain vers le divin, suivant une loi d’ensemble, la «loi de divinité», qui ramène l’inférieur au supérieur en passant par le stade moyen (reducere infima per media ad summa) [35]. On comprend que cette conception fortement unitaire (ou unificatrice) de la société ait séduit Mézières, car elle répondait au besoin d’intégration des chrétiens dans un projet de réforme globale tournée vers le «passage général» et l’eschatologie: un modèle intégrateur et dépassant les conflits liés à la régulation de la vie sociale, à la mise en cause et à la réparation de l’honneur...
20L’hypothèse reste fragile; mais il y a un détail qui n’a jamais été vraiment relevé et qui va dans ce sens de la concurrence de la hiérarchie et de l’honneur chez Mézières et du choix fait par lui de la hiérarchie: dans le Songe, il est question de quatre hiérarchies et non pas de trois comme dans la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys. Il parle des quatre hiérarchies des trois états. Dans le Pseudo-Denys, nous avons trois hiérarchies triples: séraphins, chérubins, trônes / dominations, vertus, puissances / principautés, archanges, anges. Même si dans l’expression des «quatre hiérarchies des trois estatz» le modèle trinaire est conservé dans le Songe, l’apparition du chiffre4 soulève une question. Le modèle trinaire est conservé à propos des états, l’apparition du chiffre4 à propos des hiérarchies. Il y a plusieurs explications à cette dissymétrie.
21Pensons dans l’ordre au jeu des influences qui pèsent sur Philippe de Mézières. Il n’est d’abord pas impossible que le modèle de Mézières soit plus ancien: on a ainsi démontré que la quaternité néoplatonicienne avait exercé une influence réelle sur la tradition médiévale [36]. Mais, en se rapprochant dans le temps de Mézières, on doit compter avec l’influence victorine à la fin du Moyen Âge [37]. Dans le Didascalion de Hugues de Saint-Victor, le chiffre4 fait référence à la conception arithmétique du quaternarium animae; le même auteur associe le quaternarium aux quatre branches du savoir [38]: les sciences «théoriques», c’est-à-dire la contemplation de la vérité, «pratiques» – à savoir, la régulation de la morale; «mécaniques», soit celles qui supervisent les occupations de la vie; enfin, «logiques», qui fournissent le savoir indispensable pour parler correctement, et ainsi «les anciens utilisent ce chiffre dans leur serment» [39]. Gerson, contemporain de Mézières, propose une classification quaternaire: quatre royaumes, quatre climats, soit quatre parties du monde, quatre fleuves du paradis. Ces quatre royaumes sont le royaume des cieux, au-dessus du prince (supra te) ; le royaume de l’Église – entendons: de l’Église militante –, «demeure de Dieu et porte du ciel» (domus Dei et porta celi), au sein de laquelle se situe le prince (circa te) ; le royaume intérieur (regnum personale, intra te), champ clos de la conscience où s’affrontent vices et vertus; enfin, sous la domination du prince (sub te), le royaume temporel, qui n’est autre que le «fameux royaume de France dont la direction lui reviendra par succession héréditaire» [40]. «Lui», c’est le dauphin, qui, fidèle sujet de l’Église, puise dans cette obéissance sa légitimité de prince et sa capacité à s’acquitter de sa quadruple mission. Faut-il mettre en rapport le chiffre4 avec les quatre nations de l’Université? Chez Mézières lui-même, dans la troisième version de l’Ordre de la Passion du Christ (1396), il est question, dans le microcosme que constitue l’ordre, des quatre états: «l’estat de l’eglise; l’estat de chevalerie; l’estat des nobles non chevaliers et de bourgeoisie; l’estat des gens de mestier et des laboureurs» [41]. Le chiffre4 est un nombre d’être et l’ordre de Mézières doit être la vivante image de l’unité du corps social [42]. Dans le Songe lui-même, nombreuses sont les références au chiffre4: les quatre roues du chariot, les quatre cornières de l’échiquier, les quatre côtés de la règle de Bonne Aventure, le Tétragramme ou autrement le nom de Jehovah [43].
22Il y a aussi du côté de l’alchimie qu’il faut chercher la raison du retour du chiffre4. N’oublions pas que le Songe peut être considéré comme un ouvrage d’alchimie morale, c’est une tête de série pour ce qui est de l’alchimie morale, un siècle et demi avant le paracelsisme, ce qui ne manque pas d’intéresser, de troubler même, les spécialistes de l’alchimie [44]. L’alchimie fait partie de la culture générale au temps de Philippe de Mézières [45]. Mais rappelons que, parmi les traditions auxquelles Philippe de Mézières a pu avoir accès, le Pseudo-Villeneuve, dans le Tractatus parabolicus, évoque les quatre sortes de passions: «Comprenez, fils des philosophes, comment nous régissons le mercure en nous inspirant de l’exemple du Christ. Recueillez l’idée qu’il y eut dans le modèle christique quatre sortes de passion et qu’il y en a quatre dans le mercure dont voici brièvement la teneur...» [46]; le traité se termine par des variations sur le chiffre4: outre les quatre éléments, il existe quatre esprits: soufre, arsenic, sel ammoniaque et argent vif; ils sont un et le même dans le corps, divers en apparence. Dans l’argent vif, coexistent quatre couleurs caractérisant quatre natures: le blanc, le noir, le rouge et le jaune. Si le mercure est divisé en trois, si deux deviennent trois, deux un et quatre un, l’art sera parfait, conclut Arnaud [47]... Il est vrai que ce développement sur le chiffre4 est courant dans la prédication franciscaine, que Thomas d’Aquin parle des blessures de la couronne d’épines, du percement des clous, des crachats et des coups de la flagellation [48]. La Légende dorée (Legenda aurea) de Jacques de Voragine estime que, pendant sa passion, le Christ subit par quatre fois le mépris des hommes: chez Anne, chez Hérode, chez Pilate et sur la Croix [49]. Mais ce qui fait l’intérêt du rapprochement avec le Pseudo-Villeneuve, c’est que le Songe partage avec lui et d’autres ouvrages le même outillage mental que l’on retrouve chez les Spirituels, l’association de l’alchimie et de la Passion. Ce n’est qu’une hypothèse certes, mais elle souligne le poids de l’alchimie morale dans le Songe. Tropisme vers la numérologie qui met en avant le chiffre4 [50].
23Terminons avec cette question de la dissymétrie dans le réemploi de la triade dionysienne. Il y a une raison qui nous semble être déterminante: la hiérarchie en surnombre, pour ainsi dire, est la troisième, celle qui concerne justement les hommes de justice, ceux qui par principe ont le plus en charge la régulation sociale! L’honneur se construit au tribunal [51]. Or ils sont la cible privilégiée de Mézières qui voudrait voir leur rôle diminué, réduit ou simplifié, car ils sont fauteurs de «mauvaises coutumes (on l’a vu avec les Bragamains). Mézières n’aurait-il pas choisi opportunément la hiérarchie pour régler la question épineuse et majeure à la fin du Moyen Âge de la multiplication des conflits dans lequel l’honneur est partie prenante, pour isoler et pointer une catégorie [52]?
24La chose est d’importance, car elle nous interpelle sur les véritables intentions de Mézières. L’enjeu (de la récupération du Pseudo-Denys) n’est pas proprement philosophique, il est rhétorique. Il y a une catégorie qui comporte deux composantes, donc qu’il faut dédoubler. La troisième: il la fait apparaître pour la condamner.
25Le retour en force du Pseudo-Denys au Moyen Âge central est lié incontestablement à sa logique ternaire. Il réapparaît au moment où revient en force le schéma ancien des trois ordres: il affirme la concorde dans la différence, et l’utilisation polémique de la grille dionysienne est faite par exemple par l’Église pour affirmer la supériorité du spirituel sur le temporel [53]. La bulle Unam Sanctam du début du XIVesiècle souligne l’autorité englobante de l’Église et de la papauté qui absorbe en elle la totalité de la société chrétienne. Ce monument de la théocratie pontificale, qui plaide pour l’infériorité d’un glaive par rapport à l’autre, se réfère explicitement à l’enseignement de l’Aréopagite: «Il ne saurait y avoir d’autre ordonnance qu’un glaive sous l’autre glaive, de façon à ce que l’inférieur soit ramené par l’autre au supérieur. En effet, suivant le bienheureux Denys, la loi de divinité suppose que l’inférieur soit ramené au supérieur par le moyen.» [54] Ne peut-on pas supposer une utilisation polémique identique à la fin du XIVesiècle? Les effets d’une représentation holistique de la société convenaient parfaitement aux finalités que le Célestin imposait à la société occidentale. Intégrer l’échiquier dans la Croix, associer la réforme du royaume à l’histoire du salut, tel est le projet de Mézières. La propagande n’est jamais loin du militantisme religieux et l’adoption de la grille dionysienne se fait dans le cadre d’une stratégie déterminée, d’une fin obsessionnelle, le «saint passage d’outre mer» [55].
26Allons plus loin. Le modèle dionysien se rapproche étonnamment d’autres images. Il entre en résonance et harmonie avec les représentations organologiques de la société qui sont les lieux communs des miroirs des princes du bas Moyen Âge, en soulignant les fonctions d’échange, la bonne circulation de la lumière divine entre les degrés hiérarchiques et surtout la redistribution des biens matériels et spirituels produits par chacune des fonctions ordonnées. Mais il offre en outre, ce qui n’était pas dans les autres métaphores, une ouverture sur l’eschatologie plus conforme au message méziérien. Le plus de la grille dionysienne, c’est la conjonction entre une cosmologie et une psychologie, une harmonie commune au céleste, au terrestre et au cœur humain, et qui donne une dimension plus universelle à la société. Cette représentation englobante et intégratrice est plus conforme, là aussi, au message méziérien.
27Finalement Mézières utilise la hiérarchie comme une catégorie. Les grilles du Pseudo-Denys sont un outil rhétorique, c’est du nominalisme à fin pragmatique, c’est un jeu de langage. On retrouve dans le Songe les oripeaux de la théorie globale du Pseudo-Denys, l’attirail, sans que le terme soit nécessairement péjoratif –purification, consécration, illumination–, jusqu’à la mystique de la révélation lumineuse; le rapprochement avec l’alchimie morale est évident dans le choix des termes relatifs à la purification. On a le sentiment d’un «bricolage», d’un «pragmatisme utopique», qui utilise à des fins pratiques et polémiques (la croisade) un certain type de discours. Quand Mézières parle du Pseudo-Denys, ce n’est pas pour faire un discours philosophique, c’est à des fins rhétoriques. On pourrait en citer d’autres exemples à la fin du Moyen Âge. Car dans une organisation si ordonnée, si calculée –on pense à l’échiquier–, le passage de3 à4 n’est pas une erreur. C’est un glissem*nt voulu [56].
28Il est peut-être utile, au terme de cette analyse, de revenir sur la personnalité de Mézières. Il est possible de la mieux cerner. Tout le monde s’accorde pour soutenir qu’il s’agit là d’un profil classique de réformateur [57], mais est-ce suffisant? La réflexion, à la lumière de ce qui vient d’être dit, mérite d’être reprise à nouveaux frais [58]. Mézières est un mentor, un conseiller de l’ombre, d’autant plus efficace, un guide, un homme parfaitement intégré aux réseaux de son temps. Les historiens n’ont jamais manqué de souligner ses relations avec les Marmousets. Dans les relations de Mézières, Jean de Blezi, seigneur de Mauvilly, un capitaine doublé d’un diplomate, l’un des quatre «évangélistes» de l’ordre de la Passion du Christ, est un authentique Marmouset [59]. Mais surtout Philippe est l’intime de Bureau de La Rivière, auquel il dédie le Songe du Povre Pelerin, un ouvrage, sans doute écrit en vers, perdu, auquel Philippe de Mézières fait souvent référence dans le Songe du Vieil Pelerin écrit juste après (1389) [60]. Même avant de rejoindre CharlesV, Mézières est resté constamment en relations épistolaires avec ses parents, les Dandin, qui étaient dans les allées du pouvoir. Bureau, tombé en disgrâce après la mort du roi, était maintenant le plus écouté parmi les nouveaux conseillers du roi, les Marmousets, revenus au pouvoir. Dans le Songe, Vérité insatisfaite quitte Paris, non sans avoir laissé au jeune roi des lieutenants vertueux quoique injustement méconnus, dans lesquels il n’est pas interdit de reconnaître les Marmousets récemment revenus au pouvoir. La volonté réformatrice de Mézières est évidente: «changer d’état» [61] en reprenant des mesures anciennes, mais aussi en introduisant une forte dose d’innovation, telle est la mission que se sont donnée les Marmousets. Le fait qu’à partir de décembre1388, et pendant quasiment une année, des ordonnances en nombre respectable furent promulguées, avec lesquelles le Songe est en phase, comme on l’a mainte fois souligné [62], illustre à l’évidence les étroits contacts de Mézières avec le milieu politique parisien et son implication dans les réformes. Le Songe avec ses grilles dionysiennes ne serait-il que l’écho des grandes réformes, d’un nouveau programme de gouvernement et d’un nouveau modèle de comportement politique [63]? Ainsi pourrait s’expliquer la raison pour laquelle Mézières place les gens de justice dans la troisième hiérarchie, et pas dans la quatrième. La hiérarchie intruse est en position charnière entre les nobles et le tiers état. Elle forme une sorte de «ciment», de médiation essentielle entre la seconde et la quatrième hiérarchie. On peut aller plus loin et se demander également si l’expérience des révoltes de décembre1380 et des Maillotins de1382 n’y est pas pour quelque chose: Mézières, qui est aux Célestins depuis1380 jusqu’à la fin de sa vie, a été certainement le témoin des émeutes, des assemblées; or, dans ces assemblées, on observe une émergence de professionnels de la parole qui sont aussi des juristes que l’on retrouvera plus tard parmi les conseillers étroits du prince. L’un d’entre eux fut exécuté, mais les autres comme Jean des Mares, Martin Double, le notaire Jehan Filleul tirent les marrons du feu à la faveur des émeutes [64]: il y a là l’apparition en première ligne d’un groupe social politique, qui pourrait bien être la troisième hiérarchie. Homme de finance c’est en1389 que le juriste Jean Jouvenel, ancien conseiller puis avocat au Châtelet, devient garde de la prévôté des marchands pour le roi [65].
29D’autre part, la stigmatisation du monde judiciaire n’est pas isolée chez Mézières. La critique du monde judiciaire a toujours existé au Moyen Âge, du Roman de Renart à Pathelin, en passant par les auteurs de Miroirs depuis Hélinand de Froidmont, Juvenal des Ursins, Christine de Pizan, pour prendre des auteurs plus proches de Philippe de Mézières; c’est donc un leitmotiv: la contestation de la chicane pèse sur la société réfractaire à ces nouveaux acteurs de la vie sociale, et Mézières s’en fait l’écho [66]. Mais ce qui nous intéresse au premier chef, ce n’est pas tant cette vérité éternelle que la manière dont elle est traitée par Mézières à la lumière d’une grille d’écriture et de lecture qui lui donne un relief remarquable [67]. Ce serait donc, via la récupération et l’exploitation de cette grille de lecture dionysienne, un texte magnifique, jamais commenté sur ce point, nous semble-t-il, sur la montée de la «robe» à la fin du XIVesiècle. Le Songe en serait l’écho parfait [68].
30À coup sûr, le contexte local a son importance, mais il n’explique pas tout. Il faut reconnaître que, à vouloir enfermer Mézières dans les limites hexagonales de la genèse de l’État moderne français, on limite les interprétations. Les pistes sont plus ouvertes et plus riches. Des influences sur Mézières, on en compte de multiples. Il a côtoyé, on l’a vu, le monde de l’Université [69], des théologiens, comme Nicole Oresme, avec lequel il partage sa condamnation de l’astrologie [70]. Mézières a pu avoir recours à des traditions impériales: il est bien question dans le Songe de l’ «empereur du royaume de Gaule» [71]; l’expression est frappante. Mais il y a surtout ce que Coopland a appelé la «Cypriot connection» [72], cette organisation cosmopolite, essentiellement composée de réseaux italiens, espagnols, orientaux qui gravitent autour du roi Hugues, de son second fils Pierre, de deux ans plus jeune que lui, et qui tournent leurs regards vers Jérusalem [73]. C’est autour de la croisade que se scelle une solide amitié, une sorte de complicité entre Philippe et le jeune prince. Philippe sera aussi un homme de compagnonnage, d’amitié, de conseil... Le souci d’une collectivité rechristianisée se double chez lui d’une aptitude au lien interpersonnel, dans lequel il est tantôt mentor, tantôt disciple. Ajoutons-y Pierre Thomas, un prélat actif et enthousiaste, qui fut l’un des trois promoteurs de la croisade de1365, avec Philippe lui-même et PierreIer. Philippe rappellera, dans la Vita Sancti Petri Thomasii [74], que Pierre avait été pour lui un véritable directeur spirituel, plus encore un père en chrétienté [75]. Ce tropisme vers l’Orient, vers la croisade a profondément transformé le regard de Philippe [76].
31La Croix, la Passion ont enrichi le projet de réformation morale que l’on a attribué traditionnellement à Mézières. Ces propositions n’ont de sens, rappelons cette idée fixe chez Mézières, qu’en fonction de la réformation spirituelle du monde chrétien [77]. La réforme du royaume est un moyen et non une fin, car, selon le symbolisme de la nef royale, Gracieuse, élus et damnés jetteront «par-dessus bord la fausse marchandise», et la nef, poussée par un vent tellement doux, fera route «tout droit vers l’est jusqu’à la sainte ville de Jérusalem» [78]. Ils y trouveront l’élixir, soit la grâce de Dieu, le pardon de leurs péchés, la pierre philosophale, soit la vraie pierre dont parle l’apôtre saint Paul, et les (vrais) alchimistes «métamorphoseront mercure en soleil et en feront sortir l’or pur» [79]. Aussi, ce serait un contresens que d’y voir des suggestions applicables en dehors de ce contexte – autrement dit, des propositions de renouvellement et d’élargissem*nt du champ social et administratif. Ce n’est pas tant le caractère radical des mesures de réforme que l’articulation faite de ces mesures avec la croisade qui fait la profonde originalité du projet méziérien. Ce qui, pour un esprit non averti, passerait pour des mesures révolutionnaires, est en fait très conservateur. Une restauration plutôt qu’une révolution! Cela n’enlève rien à l’originalité du Songe, au contraire [80]. Mais cette primauté de la croisade, de l’eschatologie a eu une influence sur le choix des grilles dionysiennes par l’auteur du Songe.
32L’Échiquier et la Croix: une configuration symbolique originale qui illustre la complexité du projet de réforme méziérien. Dans cette vaste envolée à la fois symbolique, allégorique et mystique que constitue l’œuvre de Mézières, les règles habituelles des contraintes sociales sont dépassées et remplacées par une architecture théologico-symbolique qui donne au projet méziérien sa véritable portée. Les signes de la distinction sociale sont remplacés, on l’a vu pour l’honneur, par une mystique religieuse, un messianisme polémique, une eschatologie qui trouve dans le modèle dionysien un accomplissem*nt. Si l’honneur est une pure convention sociale, définie par et pour une société d’ordres, il disparaît chez Mézières, dissous dans l’ «honneur du Christ» [81]! La conception aristotélicienne de l’honneur comme vertu, récompense, sentiment et quête [82] disparaît au profit d’une conception à la fois cosmologique et psychologique qui lui confère un degré supplémentaire d’universalité; la dimension sociale de l’honneur connaît les développements les plus marqués dans les sociétés à hiérarchie sociale et à régime monarchique... Mais, dans une théocratie monarchique comme la rêve Mézières, qui voit les princes de l’Europe se fondre dans une entité, la Croix, à l’horizon de Jérusalem (on ne sait plus d’ailleurs si, chez Mézières, il s’agit de la vraie Jérusalem ou de la Jérusalem céleste), l’incarnation authentique du personnage est en vérité l’humanité elle-même. C’est un honneur collectif qui survit associé au salut. Ce développement s’accompagne d’un déclassem*nt de tous les autres sens d’honneur. Une forme suprême de l’honneur est peut-être son opposition, c’est-à-dire l’humilité.
33Les effets de l’adoption de la grille dionysienne par Mézières sont donc potentiellement très forts. Dans la mesure où tout chrétien est atteint dans son honneur, l’honneur est chez lui collectif. Peut-on parler d’honneur sans parler de vengeance [83]? Oui, dans le modèle décrit par Mézières où la régulation des conflits est globalement faite par le Christ, et où la vengeance devient, dans la croisade, l’honneur de tous. Dans la mesure enfin où la scène de la Passion, de la Crucifixion est rejouée à tous instants, tout est subordonné à ce principe, dont l’ «efficacité sacrificielle» [84] est assurée.
34Reste une dernière interrogation, un peu iconoclaste: Mézières croit-il vraiment jusqu’au bout à cette espérance fondatrice? Mézières ne se joue-t-il pas à lui-même une «tragédie», dont il est acteur et spectateur? N’oublions pas que Mézières est un homme de théâtre et que, comme tout bon nominaliste, sous les différents masques dont il s’affuble (tragedicus, vieil pelerin, veteranus solitarius...), il sait user et abuser des instruments rhétoriques les plus remarquables [85]. Cela peut être intéressant à développer, car on met l’accent sur la dimension tactique de la démarche méziérienne, tactique beaucoup plus que philosophique. Mais il est vrai que nous sommes plus à l’aise sur le terrain du nominalisme...